LES infiniÈDRES

Hier, j’ai bu du regard, dans l’atelier, les trois derniers nés de Fred. Le regard ne parvient pas à se détacher de chacun d’eux. Il est renvoyé de ligne à ligne et fait des tours et des tours en suivant ces lignes, mais d’une manière évidemment et magiquement pas linéaire. Le regard est pris à l’intérieur et sur tous les pourtours de l’objet. L’objet ne se présente pas au regardeur de façon frontale. Il ne se présente pas parce qu’il se donne à regarder. C’est la première fois. Il ne casse pas l’espace qui l’environne. Il s’inscrit dedans. Lui-même inscrit un dedans mais ce dedans n’entre pas en concurrence avec l’espace général l’environnant parce que, justement, il donne à voir l’Espace, un espace immatériel d’être la véritable appréhension que l’homme a de l’espace. Le tableau, dès lors, à la fois repose et réveille, en même temps. L’action de reposer ne va pas sans celle de réveiller. Il repose parce qu’il donne l’occasion, exceptionnelle sinon unique, de livrer à l’homme l’espace dans son intégralité. Le regardeur a ainsi l’illusion de pouvoir tenir l’espace dans le creux de sa main. Je dis repos parce qu’il y a cette possibilité, cette offre de la mainmise. Mais la mainmise sur quoi ? Sur le fait que c’est, aussi voire surtout, l’espace qui, en fait, nous tient. Et ceci parce que, pris à l’intérieur de l’objet, de l’Espace, je déambule c’est-à-dire que je suis libre d’y être justement pris dans ses rets. Ceci, c’est le réveil. Ces rets ne sont pas ceux de la prison mais ceux de la liberté parce que, de circuler ainsi partout avec l’impression d’y circuler en plusieurs points en même temps, fait que ma présence s’affaiblit délicieusement au point de n’être plus que ce point ultime, insaisissable, ce point de jonction le plus précieux entre tous entre le monde et moi : le regard. Je me vois dès lors moi-même, seulement de me voir voir l’espace qui me constitue. C’est parce que je m’y inscris à l’intérieur, de cette manière donc, que je me saisis non plus à partir d’un point à l’intérieur de moi-même -ce qui me donne une fausse image de moi-même puisque là je ne me vois pas comme les autres, comme le monde, me voient- mais à partir de tous les points de l’espace, simultanément.

Ce que livre donc cet objet particulier est l’espace, considéré dans un temps absolu dans lequel le retard, la succession, ne sont pas abrogés (ce qui reviendrait à anéantir le temps) mais dans lequel retard et succession sont vécus sous un mode différent de celui que nous subissons habituellement. A l’inverse, ici, le retard équivaut à une sorte d’ubiquité. Le regardeur se trouve partout à la fois mais l’ouverture extrême de l’objet, sa délicatesse qui n’affirme ni n’infirme, fait que, si le regardeur se trouve partout à la fois, il se trouve aussi nulle part, dans un nulle part que partagent en même temps et l’objet et le monde. Car ce n’est pas de l’abrogation du temps dont il s’agit mais du secret intime du temps, cette pulsation dont la seule nature consiste à ne pas cesser, avec une régularité mordante. Devenant l’intervalle infinitésimal entre chaque pulsation, je m’inscris dès lors moi-même, en tant que regardeur, dans le cours même du temps. C’est ici que l’on saisit pourquoi l’objet n’affirme ni n’infirme. L’objet informe la forme, la seule information étant : d’être.

Frederika Abbate