Les belles Infinieuses

Quiconque entre dans l’atelier de Frédéric Fenollabbate à l’Hôpital Ephémère a la surprise d’être accueilli par une jeune femme en tenue d’Eve qui lui tend un fruit étrange. Un peu plus loin, deux compagnes également nues semblent, à leur pose lascive, garantes des promesses de l’hôtesse généreuse.

Le fruit a une structure géométrique, puissante et énigmatique, qui contraste forte­ment avec la grâce des jeunes femmes, d’une séduction irrésistible en dépit de leur tête chauve. A la vue de cet ensemble si étrange, le visiteur perçoit de façon indicible qu’il est au seuil de deux mondes, et que, tel Adam, il va devoir choisir.

D’un côté la réalité grouillante et familière, inacceptable et commode. De l’autre, une harmonie potentielle, tentante et dévastatrice.

En 1990, Frédéric Fenollabbate commence à réaliser des sculptures inspirées du Polyèdre, qu’il appelle Infinièdre. Faisant appel aux mathématiques pour leur conception, leur particularité réside dans leur vocation de modèles de l’apparition de la forme.

En 1993, les Infinièdres, qui n’ont cessé de coloniser l’ordinateur de l’artiste comme son atelier, engendrent les premières figures humaines, sous forme de personnages asexués à tête chauve.

En 1995, ces personnages prennent physiquement corps dans des muses qui ont l’air de supporter les Infinièdres et de les proposer à notre acceptation, alors qu’en réalité elles en sont les émanations.

L’enjeu de leur invitation ­—la tentation du fruit!­— n’est plus de savoir si nous voulons savoir. Il s’agit bien plutôt de trouver les limites entre la délocalisation de notre être dans l’infinie virtualité, et sa dissolution, sa déperdition. Au croisement du chemin, les belles Infinieuses sont là pour nous rappeler à notre nouvelle identité. Numérique.

La vie est-elle l’éternel recommencement que l’on dit ? Il faut bien avouer que l’étrange vérité de Pythagore, à savoir que “Tout est nombre” est d’une saisissante actualité. Car c’est par la porte du nombre, de l’un et du néant, qu’un des plus vieux rêve de l’homme devient possible : la désincarnation de l’âme, puis sa réincarnation fantomatique et son évolution sous cette forme dans un univers exploré à la vitesse de la lumière.

Pythagore attribuait ses dons à la mémoire qu’il avait gardée de ses vies antérieures. Le monde réel est le monde antérieur que les belles Infinieuses visitent, l’espace d’un moment, avant de s’en retourner, avec nous, à leur destinée immatérielle.

Théophile Barbu. Paris, février 1996