Ma vie. Une version.

1959. Je fais mon entrée au bois de Boulogne.

1975. Je suis concentré sur la lecture d’un livre de Michel Ragon « L’art pour quoi faire ? » Vaste question car j’abordais alors avec grande prudence celle-ci : « Qu’est ce que l’art ? ». Aussi quelle ne fut pas ma surprise lorsque la prof de biologie m’arracha le livre des mains. Je vous raconterai un jour ma réaction mais cet événement marqua la fin de ma vie scolaire.

C’est enfin débarrassé de toute contrainte scolaire que je pus enfin me mettre sérieusement à lire. La lecture nécessite calme, concentration et l’infini du temps devant soi.

Après un bref apprentissage de la céramique et mon arrivée à Nice, je fais 2 rencontres qui seront toutes les deux décisives car complémentaires. Le photographe André Villers va tout simplement m’apprendre ce qu’est un artiste. J’ai 19 ans à l’époque, j’ai alors une très vague idée de ce que peut bien être un artiste, j’entrevois ce que peut être l’art sans faire le rapprochement avec un être humain vivant qui a cette capacité à faire naître l’art. Avec lui, je prends conscience de ce fil tendu qui va de Lascaux à aujourd’hui. L’artiste est là non seulement pour garder ce fil tendu mais aussi pour que ce fil ne s’interrompe pas. Si il n’y a plus d’artiste aujourd’hui, Giotto disparaît, Lascaux s’efface à jamais.

L’autre rencontre, c’est Ben. Je commence à peindre depuis un petit peu plus d’un an. Une peinture figurative, primitive, qui se cherche. Ce sont les années 80, un retour à la figuration, à l’expression, à la subjectivité. Je me nourris beaucoup de la Neue Wilde, des artistes comme Penck, Rainer Feeting, Salomé, Castelli, Baselitz. C’est avec Ben, que je vais commencer à exposer dans des lieux alternatifs, des galeries, des centres d’art, des musées, rencontrer d’autres artistes, qui deviendront mes amis. C’est une période très productive, effervescente, beaucoup de recherche et d’expérience que ce soit picturale ou humaine.

Les années 90 vont être pour moi, une décennie de repli sur soi. Picturalement, on pourrait dire que je passe à une abstraction pure et dure, géométrique, mais je ne l’ai pas vécue comme ça. S’il fallait la nommer, cette rupture je dirai tout cru : crise mystique. J’ai une révélation malevitchienne du tableau comme icône, le tableau-monde. Je ne suis pas allé vers le monochrome, mais vers l’infini de la représentation et pour cela j’ai utilisé un outil imbattable à ce jeu là : les mathématiques. Avec une mathématique des plus simples, vous arrivez très vite à la complexité, à l’invisible en une fraction de secondes. Quand je dis mathématique simple, il faut me croire, divisez 1 par 3 et c’est parti, vous avez un nombre infini, irreprésentable physiquement, mais qui peut être imaginé mentalement. On aurait pu même dire que j’étais devenu conceptuel, personne n’a été dupe. Beaucoup de mes amis m’ont soutenu, les galeristes et collectionneurs qui me suivaient depuis le début ont continué à me faire confiance, l’enthousiasme était encore au rendez vous.

C’est à la fin des année 90 que se fera la rupture avec les galeristes, collectionneurs et le monde de l’art en général. Vous pouvez deviner la raison, la coïncidence, qui me sera fatale, entre ce désir de la représentation de l’infini et l’arrivée en puissance de la micro informatique, qui va faire advenir l’œuvre « virtuelle ». J’avais bien sûr moi-même beaucoup de doute sur cet oxymore, mais c’était trop beau. Lumineux jusqu’à l’aveuglement, mais il fallait que je le fasse. L’ordinateur peut calculer inlassablement, représenter l’invisible à l’infini. Il y a une vérité mais elle est en dehors de la matière. L’informatique donne cette illusion d’un accès direct à la cosa mentale.

C’est l’apprentissage des langages informatiques qui va en quelque sorte tout démystifier. La puissance et la rapidité de calcul des ordinateurs créé cette illusion d’intelligence, le test de Turing est là pour nous le rappeler. Mais là où ça devient intéressant et je ne pensais pas découvrir ça à cet endroit, c’est que derrière cette illusion, on découvre un monde fait d’une infinité de pulsations, de tressaillements, de clignotements, ça ne vit pas, ça grouille. Vous entrez dans un monde régit par des pulsions archaïques, basiques, originelles. Ce qui n’est pas pour me déplaire, il y a dans la pulsion archaïque, une puissance brute, une expressivité vitaliste, très proche de l’origine de la peinture, une fulgurance qu’on retrouve dans le langage pictural. J’ai donc beaucoup utilisé l’informatique à cette fin, faire émerger les pulsions archaïques, dans des installations plus ou moins interactives. Vous sentez, par ce « plus ou moins » que je ne croyais pas beaucoup à cette interactivité homme/machine, sauf si l’on considère l’aliénation comme une interactivité minimale. J’ai donc participé à quelques aventures institutionnelles, qui expérimentaient les rapport de l’art et l’informatique comme ART 3000 à Jouy-en-Josas ou le Métafort d’Aubervilliers. J’ai enseigné quelques années les langages informatiques, à l’Université d’Art Plastique de Paris VIII à Saint Denis.

Nous voilà à présent au XXI ème siècle, les images de l’effondrement des tours jumelles passent en boucle. L’internet achève le bouclage du monde, des flots d’images se déversent dans nos yeux. Mes expériences informatiques m’ont appris à manipuler l’image et je me dirige petit à petit vers la réalisation de films. Un film qui permettrait de faire l’expérience de l’apparition de l’image. Ca a l’air abstrait dit comme ça mais ce sont au contraire des films physiques. Pour créer ces films j’utilise des images aux registres opposés, des images pornographiques, des tableaux, des paysages, le sacré et le profane se mêlent. Le spectateur ne peut avoir qu’un rapport physique avec ce flux d’images, aucune rationalité ou logique ne permet d’y extraire un quelconque message. Le flux lui-même est aussi responsable de la sensation d’étrangeté face au film. Pour créer un film d’une demi-heure, j’utilise 24 images fixes. Le montage oblige le spectateur à lire l’image et à la relier à l’image suivante. Dans un film classique vous êtes toujours face à une seule image à la fois, là vous êtes face parfois à 10 images en même temps. Je dirais que ces films créent une expérience de transe. Je dis film, mais est-ce honnête de parler de film, ça n’a pas de rapport avec le cinéma commercial, sans aucun doute, avec le cinéma expérimental, un petit peu car on a affaire à une expérience, mais ce qui se rapproche le plus serait le tableau.

Durant ces années (de 2000 à 2010), j’ai réalisé une dizaine de films, présenté ces films dans des festivals. Années difficiles car faire des films de ce genre nécessite des investissements mais en contrepartie ne rapporte rien. Mes connaissances en informatique étaient utilisées pour des projets extérieures qui eux rapportaient beaucoup, ce qui finançaient la production de films, mais puisaient sans compter dans ma réserve de neurones. Je suis sorti de cette décennie, vidé, sec, cramé.

J’avais envie de simplicité. Une feuille blanche, un pinceau et de l’encre de chine. C’est tout ce que je demandais. J’avais moi aussi besoin de créer une boucle, d’en finir avec cette fuite en avant. Revenir au dessin. C’était repartir à zéro, refaire tout le chemin. C’est l’éternel retour, mais pas vraiment le même, ou si, le même mais avec une forme différente. C’est là qu’on s’aperçoit que même si vous n’avez pas dessiné depuis 10 ans, « ça » dessinait, ça ne cessait de dessiner, ça ne cessait de créer de la forme. Il y a quelqu’un à l’intérieur de vous qui est une personne sérieuse, qui note chaque événement, répertorie, classe selon une topologie précise et dès que vous avez enfin cessé toutes vos conneries et que vous avez décidé de vous mettre au travail, il vous restitue toute votre vie, mise en forme dans les moindres détails.
On peut dire que le dessin est le dénominateur commun. J’ai vu des réalisateurs de films dessiner la scène avant de la filmer, j’ai vu des sculpteurs dessiner avant de sculpter, j’ai vu des performers dessiner , j’ai vu des ingénieurs dessiner, des couturiers, des pâtissiers, des menuisiers, j’ai vu des pervers dessiner dans les toilettes, des mendiants et des enfants dessiner sur les trottoirs, avec le dessin on créé le monde. Il y a dans le dessin quelque chose d’essentiel à la création. Avec le dessin on peut créer de la forme. Créer de la forme, c’est mon truc.

Comme vous avez pu voir à la lecture de ces lignes, même si de nombreuses ruptures sont visibles, des changements de médium parfois brusques, une chose relie tout ceci, un leitmotiv revient sans cesse, une obsession s’immisce inexorablement : moi j’appelle ça le phénoménal, mais c’est de moi à moi. Pour le dire plus vulgairement ce qui me fait bander, c’est le moment de l’apparition de la forme. C’est un instant fugace mais si riche en devenir. Le résultat est lui toujours décevant, il est pour moi, uniquement le souvenir de ce surgissement.